Agenda

Le 25 mai à 18h30, à la Citadelle du Château d’Oléron, dans le cadre du Festival Musiques au Pays de Pierre Loti, le Café Littéraire animera la Rencontre avec Mathias Enard autour de son dernier ouvrage publié, un recueil de vers inspirés de ses voyages, Dernière communication à la société proustienne de Barcelone (éd. Inculte, 2016).

Le 5 juin, nous lirons Charlotte Delbo, résistante, écrivain de la déportation. Nous nous arrêterons plus particulièrement sur Auschwitz et après. I, Aucun de nous ne reviendra; II, Une connaissance inutile; III, Mesure de nos jours (Éditions de Minuit, Coll. Documents,1971). Nous ferons référence à sa biographie par Violaine Gelly et Paul Gradvohl, Charlotte Delbo, (Editions Fayard 2013 et Livre de Poche).

Et nous terminerons cette saison 2017-2018 le 3 juillet avec une proposition collective : Les livres de la valise de l’été.

Actualité littéraire

L’Académie Goncourt a décerné ses prix du mois de mai : Régis Jauffret  est lauréat 2018 du Goncourt de la Nouvelle pour Microfictions 2018 (Gallimard). Le Goncourt du Premier Roman a été attribué à Mahir Guven pour Grand frère (Philippe Rey).

La mort ce 14 mai de l’écrivain américain Tom Wolfe est l’occasion de lire ou relire Le Bûcher des Vanités et l’article que lui consacre Josyane Savigneau dans le Monde.

La trilogie romanesque

Trilogie, cycle romanesque, saga, feuilleton, le roman s’écrit et se lit en suites. On peut faire remonter le genre au roman-feuilleton des années 1830. Alexandre Dumas, Paul Féval, George Sand, Eugène Sue, et tant d’autres y souscriront, quitte à se voir dénigrer par leurs contemporains peu soucieux de littérature populaire. Pour les éditeurs de presse, il ne s’agit pas uniquement de couper des histoires en chapitres pour des publications brèves et successives, mais de demander aux auteurs une écriture spécialement conçue pour donner envie de lire la suite. Aujourd’hui encore le genre des suites romanesques retient son public au même titre que les séries TV et autres «saisons» diffusées via les écrans.

On ne manque pas d’exemples contemporains : L’Amie Prodigieuse d’Elena Ferrante, Millenium de Stieg Larson, La Symphonie du Hasard de Douglas Kennedy, La Trilogie des Neshov de Anna B. Radge, 1Q84 de Haruki Murakami et bien sûr Pierre Lemaître avec Au Revoir Là-Haut, Couleurs de l’Incendie et ?.. à paraître.

Virginie Despentes affirme dans un entretien à propos de Vernon SubutexJe n’aurais pas conçu mon livre de la même façon si je ne regardais pas autant de séries.”

Vernon Subutex, la trilogie de Virginie Despentes

Catherine évoque la vie peu ordinaire de Virginie Despentes, aujourd’hui membre de l’Académie Goncourt et jury du Femina, un parcours de vie hors norme qui semble avoir nourri toute son œuvre. Si son premier roman Baise-moi (1993) a gagné l’audience médiatique par son côté provocateur, les suivants vont révéler un indéniable talent pour écrire la société contemporaine avec «son énergie, sa confusion, ses haines et ses colères». Auteure de dix romans, Virginie Despentes a reçu divers prix littéraires, Prix de Flore, Prix Renaudot. Vernon Subutex est en lice pour le Man Booker International Prize (il sera décerné le 22 mai 2018). En outre, la trilogie fait l’objet d’une série TV, actuellement en tournage.

L’échange entre les participants a d’abord souligné à quel point on n’entre pas si aisément chez Virginie Despentes. D’aucuns ont calé devant un monde urbain, glauque et trouble, aux personnages déjantés, d’aucuns ont eu quelque réticence face au langage volontiers cru ou argotique des protagonistes, d’autres encore ont joué à saute-mouton avec les moult références musicales plutôt absconses pour qui n’a pas baigné dans le rock des années 80. Pourtant la lecture partagée de passages exceptionnels (et ils sont nombreux !) – pour ce qu’ils disent du talent de Despentes à peindre des caractères, à rendre des émotions, à évoquer des anecdotes significatives, à atteindre à l’essentiel en quelques traits rageurs, à faire de son lecteur bien plus qu’un spectateur des événements, à inscrire au plus profond la sincérité de ses indignations, – a incité bon nombre à y retourner sans tarder.

Les deux premiers tomes sont parus en 2015, le troisième en 2017. Au fil des trois volumes, Vernon Subutex et les multiples personnages qui gravitent dans son histoire nous parleront de solitude et de solidarité, de rébellion et de domination, de l’argent, de l’Islam, de sexe, d’exclusion, de trahisons politiques, de la montée des extrêmes, des réseaux sociaux, de la maternité, de la vie conjugale, de l’amitié, de l’amour… mais aussi de rock, mais aussi de drogues et d’addictions, mais aussi d’utopies, bref de la vraie vie qui fonctionne et dysfonctionne.

Le parcours de Vernon Subutex, disquaire devenu SDF en toute discrétion et en toute logique, sert de fil conducteur à une peinture sans concession du monde contemporain. Ce qui frappe, c’est la complexité des relations humaines, à la fois violentes et solidaires, individualistes et généreuses, dans une société multiculturelle, instable, en perte de sens. Despentes croque des portraits de personnages non ordinaires soit par leur physique (Olga la grosse), soit par leur parcours de vie (La Hyène, ex-enquêteur de police ; Charles l’ouvrier gagnant du loto et sa compagne Véro ex-instit quasi clochardisée ; Pamela et autres actrices porno), soit par leur perversion (Dopalet, homme d’affaire sans scrupule), soit par leur indépendance parfois naïve (Aïcha, devenue djihadiste, Céleste, tatoueuse et barmaid) et tant d’autres Selim et Antoine, Xavier et Daniel, tous aussi originaux et attachants que crédibles. Il y a des punks à chiens, des tatoueurs et des tatoués, des tenanciers de bars et de discothèques, des musiciens et des gosses, des calmes et des violents, des nantis et des paumés, des prostituées, des trans, des actrices porno, un prof d’université, et des banquiers, et des installés profiteurs et des précaires assistés, des utopistes et des désenchantés, bref une faune peu conformiste, multifacette, multifonction, à l’aulne de l’auteure. Selon l’avancée de l’histoire, les personnages sont plus ou moins secondaires ; Vernon est le hub, il termine en quasi gourou d’une communauté qui se retrouve pour des « Convergences », fêtes autour de la musique et d’une certaine vision du monde…

Le style de Despentes cogne, mêle langage de rue et développement essoufflé, habiles descriptions et moments de castagne, qui conviennent parfaitement à la finesse de ses analyses de situations, analyses politiques et sociales, indignations et réflexions de tout ordre. La trilogie donne à voir une comédie humaine d’aujourd’hui, poignante et incarnée, noire et dure, cruelle et inventive. Despentes y livre un regard sans illusion et pourtant non désespéré sur ses contemporains avec une empathie qui vient de l’intérieur, avec une acuité et une justesse époustouflantes.

Nous nous gardons bien de dévoiler la fin du tome 3, sauf à dire « Vernon est mort à l’âge de 72 ans » tant ceux qui avaient quelque réticence à aborder la Despentes ou quelque difficulté à passer outre la complexité du tome 1 se déclarent maintenant prêts à déguster l’entièreté de ces quelque 1200 pages.

Compte-rendu du Café Littéraire du 16 mai 2018