Agenda

Prochaine séance sur la question : les biographies de peintres. Nous lirons plus spécifiquement Un étranger nommé Picasso: dossier de police n° 74664 (Fayard) d’Annie Cohen-Solal, Prix Femina Essai 2021. Nous pourrons aborder aussi Picasso, le Minotaure (Folio) de Sophie Chauveau que nous avions reçue au Café Littéraire en 2017 ; ou tout autre ouvrage apparenté comme La Solitude Caravage de Yannick Haenel (Folio).

 

Paul Auster, Leviathan

Les participants s’accordent sur l’éblouissante complexité de ce dixième roman, Prix Médicis Étranger 1993, même si la première lecture a pu être labyrinthique.

On commence et on termine avec une équipe du FBI, chargée d’enquête après une explosion terroriste. Dès les premières pages, le lecteur est averti « l’enquête a peu de chance de décoller /…/ plus elle dure, mieux c’est. L’histoire que j’ai à raconter est assez compliquée ». Le roman démarre sur la mort de Benjamin Sachs, écrivain, qui pose des bombes sur les répliques de statues de la Liberté. Son ami, écrivain lui aussi, Peter Aaron se met en quête de la vérité. C’est l’objet du livre qu’il va écrire. Peter, le narrateur, tire un fil conducteur cher à Paul Auster : qu’est-ce qui est vrai, crédible, probable, fictif, imaginaire ou illusoire ? Comment rassembler les fragments pour faire sens ?

Dans ce roman à tiroirs, Paul Auster s’interroge à l’envi sur le métier d’écrivain, mais aussi sur la quête d’identité qui façonne chacun de ses personnages. Comme attendu, le récit n’est pas chronologique ; Paul Auster apprécie les méandres et les mises en abyme. Comme attendu, le récit n’est pas univoque. Le JE est celui de l’auteur, ou de Peter, ou d’un personnage qui se raconte. Auster va et vient dans le temps, donne la parole aux divers protagonistes, insère des histoires dans l’histoire, fait des clins d’œil à son lecteur : « il ne me sera pas possible de raconter son histoire sans raconter en même temps toutes les nôtres » ; ou encore « je pense qu’il importe peu de savoir quelle histoire était la vraie ». « Toute ma vie d’adulte s’est passée à écrire des histoires, à placer des personnages imaginaires … le réel dépasse ce que nous pouvons imaginer ».

Léviathan, ce titre à lui seul exige d’en observer les facettes. Ben Sachs disparait pendant deux ans et revient pour expliquer son absence à son ami Peter. Sachs a commencé à écrire un livre, intitulé Léviathan. Pour finir, c’est Peter qui écrit l’histoire de Ben Sachs, remet son livre, intitulé Léviathan, au FBI parce qu’il pense que l’enquête ne dira pas tout ce que lui sait, que les informations seront dispersées et difficiles à identifier comme les morceaux du corps retrouvé après l’explosion. Si l’étymologie du mot (leviath en hébreu signifie « qui rassemble ») peut formuler cette première intention, le titre Léviathan convoque la métaphore du monstre aquatique et du chaos primitif. Mais Léviathan, est, en outre, selon Hobbes, une représentation de l’État comme un géant constitué de tous les citoyens ; pourtant, si on tient compte de la référence à Emerson, le roman affiche une certaine contestation de l’autorité absolue de l’État. Ben Sachs est « le premier Blanc venu au monde à l’âge nucléaire » ; il a fait de la prison pour « avoir refusé d’aller à l’armée » ; ensuite le cours de son existence semble détourné par les violences qui hantent le monde en général et l’Amérique en particulier : « si de nombreux Américains sont fiers de leur drapeau, de nombreux autres en sont honteux ».

Les lecteurs familiers de Paul Auster y retrouvent son goût pour repérer les coïncidences, pour faire appel au hasard, établir des correspondances, conter des secrets et mensonges, et, à l’occasion, faire disparaitre ses personnages. Si le lecteur se laisse volontiers leurrer dans le dédale de ces curieux événements, c’est aussi parce que les protagonistes, subtilement portraiturés, suscitent sympathie et adhésion. Paul Auster croque des personnages complexes qui réfléchissent à ce qui leur arrive, dialoguent, s’expliquent, s’entraident, se quittent et se retrouvent. C’est l’indéfectible amitié de Benjamin Sachs et Peter Aaron qui trame tout le récit ; deux vies d’écrivains comme deux destins en miroir.

Bon nombre d’éléments de la biographie de Paul Auster confortent l’idée qu’il est constamment présent dans son œuvre. Une lecture attentive révèle les moult indices que l’auteur a semés au fil des pages. Par exemple, pour écrire Peter se réfugie dans le Vermont, seul dans une nature à la Thoreau (cette cabane de l’écrivain est présente dans plus d’un roman). Paul Auster accorde à Peter Aaron non seulement ses initiales mais les prénoms de ses femmes (Lidia/Délia ; Siri/Iris). Il a croqué Maria, l’artiste, en s’inspirant de la plasticienne Sophie Calle ; à son tour, Sophie Calle s’inspirera des pages du roman pour ses ouvrages d’art titrés Doubles-Jeux. Et nul doute qu’Auster se regarde écrire quand il évoque ses deux alter ego, Ben et Peter, l’un « brillante /…/ sa productivité m’impressionnait », l’autre « un bûcheur, un type qui s’angoisse à chaque page ». Et nous aurions pu aussi parler de la dédicace à son ami, l’écrivain Don DeLillo… et bien sûr des personnages féminins qui traversent conjointement les destins de Ben et Peter (et celui de l’auteur !).

Vous reprendrez bien un peu de Paul Auster ? Alors écoutez  la masterclasse sur France Culture (mai 2020) qui « trace les expériences fondamentales de sa vie d’écrivain, de ses premiers romans à la construction de son dernier livre « 4 3 2 1 ».

 

On a lu, on lira

Encore quelques prix littéraires 2021 : Abel Quentin, Le Voyant d’Étampes, (Prix de Flore) ; S’adapter de Clara Dupont-Monod (Femina et Goncourt des Lycéens).

Pour les longues nuits d’hiver, un exceptionnel pavé, 2666 de l’écrivain chilien Roberto Bolaño (Folio)

Deux livres pour partir dans les contrées froides : Au fin fond de la Petite Sibérie de l’écrivain finlandais Antti Tuomainen (Fleuve Noir, 2021) ; L’Agneau des neiges de Dimitri Bortnikov (Rivages, 2021).

Et un roman bouleversant, La Femme de Gilles de Madeleine Bourdhouxe (Babel).

Café littéraire du 14 décembre 2021 – Paul Auster, Léviathan