Écrire le père, un sujet de la rentrée littéraire ?

Pour cette séance, nous avions retenu : La Volonté de Marc Dugain, Enfant de Salaud de Sorj Chalandon, Premier Sang de Amélie Nothomb. Les participants ont évoqué d’autres lectures sur ce thème. Citons : Chalandon, Profession du Père ; Eric Fottorino, L’Homme qui m’aimait tout bas, et Maman ; Régis Jauffret, Papa ; Yann Queffelec, L’Homme de ma vie ; Jean Baptiste Del Amo, Le Fils de l’Homme ; et une mention toute particulière pour Emmanuelle Lambert, Le Garçon de mon Père (Stock, 2021).

Un trait commun à ces trois romans est qu’ils ont été écrits après la mort du père. Récurrente dans nos échanges se pose la question de l’équilibre entre vérité et fiction, distance et subjectivité, ou encore hommage et règlement de compte : qui narre une tranche de vie ? qui fabule ? qui édulcore ? qui témoigne d’un vécu ? qui fait revivre mon-père-ce-héros ? Lors d’entretiens divers, chacun des auteurs a parfois éclairé son intention première, à savoir hommage pour Dugain et Nothomb, douloureuse quête de vérité pour Chalandon. Avec quelques passages lus à haute voix et de vifs échanges, on tente d’aller plus avant.

Dugain parle de lui à la troisième personne et avec une distance certaine : il est « le cadet / … Il hait son père pour son autoritarisme qui ne lui laisse aucune marge de développement personnel, et il hait sa mère qui préfère son père ». Il ne parle en JE qu’en début et fin d’ouvrage, lorsque son père s’éteint au pavillon des cancéreux. Dugain croque un père majuscule, « tendu par ses responsabilités, parvenant parfois à tourner le dos à la tyrannie de ses principes et de son personnage de paralytique pauvre parvenu à la force de ses bras et de son cerveau ». Pourtant même si son parcours de fils cadet est celui « d’un désespérant généraliste de l’inaptitude », il revendique le passage de témoin : « Je n’ai jamais accepté d’autre autorité que la sienne et en cela, il a forgé ma détermination à ne dépendre de rien ni de personne ». En relatant l’histoire de son père qui à force de volonté a surmonté le handicap dû à la polio, en évoquant le couple forteresse que forment ses parents, Dugain esquisse à grandes enjambées des pans d’Histoire, la résistance, l’hiver 54, la guerre d’Indochine, la mort de Kennedy, etc. et au gré des déplacements professionnels, il nous emmène en Australie, à Nouméa, au Sénégal, etc., comme si emprunter ces détours pouvait l’aider à formuler ses sentiments filiaux.

Après la parution de Profession du Père, en 2015, Chalandon avait affirmé « j’en ai fini avec le père ». Que nenni ! Grande Histoire et petite histoire entremêlées, Enfant de Salaud est un cri de colère. Chalandon journaliste couvre le procès Barbie à Lyon en 1987. Il construit son roman en alternant le compte-rendu de cet événement historique majeur et des moments de dialogue raté avec celui qui refuse d’« endosser un bel habit d’homme. Un costume de père ». Chalandon fait comme si au moment où Klaus Barbie doit répondre de ses crimes, son père devait répondre de ses mensonges. Même s’il recourt parfois à la fiction pour reconstituer le récit paternel, il revendique le JE : « j’ai besoin de savoir qui tu es pour savoir d’où je viens ». Pour lui le salut ne peut venir que de l’écriture « écrire, c’est rétablir la vérité ».

Quant à Amélie Nothomb, elle revêt les habits du père, et ce d’autant plus aisément que sa ressemblance physique avec son père était flagrante ; elle le raconte de façon désopilante lors d’un entretien après l’attribution du Prix Renaudot. Sans pathos, mais non sans émotion, le JE paternel retrouve voix pour raconter son enfance et ses premières années de diplomate au Congo jusqu’au moment de la prise d’otages de Stanleyville en mai 1964, et avant la naissance d’Amélie. Là encore l’Histoire donne sens à l’histoire du père, Patrick Nothomb, un personnage d’exception, brillant diplomate belge, acteur héroïque des événements qui ouvrent et ferment le roman. Outre son trait de plume vif et drôle, on apprécie cet étonnant procédé d’autobiographie par procuration ; avec ce JE impétueux, Amélie Nothomb restitue une période qu’elle n’a jamais vécue, tant dans ses anecdotes rocambolesques que dans ses dimensions tragiques.

La vivacité de nos échanges fait écho à la diversité de nos appréciations sur ces évocations du père ; choisie par les trois narrateurs, l’étiquette « roman », n’a pas fini de nous interpeler …

Agenda

Prochaine séance le 14 décembre 2021 pour lire un des romans de Paul Auster, Léviathan, Prix Médicis étranger 1993 (Babel Poche).

Café Littéraire du 16 novembre 2021 – Le roman du père