En ce début d’année 2018, ouvrons notre Café Littéraire en nous souhaitant de belles lectures, rencontres et discussions !

Agenda

Mardi 6 février, nous lirons Lumière Pâle sur les Collines (Folio) de Kazuo Ishiguro, écrivain britannique d’origine japonaise, prix Nobel de littérature 2017. On peut lire son discours de réception, à Stockholm, le 7 décembre 2017.

On a lu, on lira

Le mois de janvier s’affiche désormais comme une Rentrée Littéraire et, parmi les quelque 500 ouvrages repérés, on a lu ou on a envie de lire :

Si Rude soit le début de Javier Marias (Gallimard), Les Loyautés de Delphine de Vigan (JC Lattes), et, pourquoi pas, L’Enfant Perdue, 4ème et dernier (?) volume d’Elena Ferrante (Gallimard). On accorde un intérêt particulier à Couleurs de l’Incendie de Pierre Lemaître (Albin Michel), la suite de Au Revoir Là-haut (CR février 2014).

On va trouver le temps de lire le dernier Paul Auster, 4321 (Actes Sud), soit 1020 pages. A l’heure où le discours commun relate, voire déplore, l’usage galopant de la lecture-zapping, force est de constater que bon nombre d’auteurs contemporains nous offrent le plaisir de magnifiques pavés. Citons nos trouvailles du moment, des écrivains américains, Me Voici de Jonathan Safran Foer (L’Olivier, 750 p.), Les Fantômes du Vieux Pays de Nathan Hill (Gallimard, 720 p.) ; ou français, La Serpe de P. Jaenada (Julliard, 650 p.); Microfictions de Régis Jauffret (Gallimard, 1026 pages de délicieuses horreurs… Le premier volume, paru en 2007, en comptait 1040); et bien sûr Le Dossier M. de Grégoire Bouillier (Flammarion, 873 p.) dont la suite (un second millier de pages) est annoncée pour tout de suite !

Si on avait déjà apprécié Richard Wagamese avec Les Etoiles s’éteignent à l’aube (Ed. Zoe, 2016), on poursuivra avec Jeu Blanc (Ed. Zoe, 2017). Et on partagera volontiers Une Odyssée. Un père, un fils, une épopée de Daniel Mendelsohn (Flammarion, 2017).

Enfin Françoise nous fait découvrir Cri d’Espoir d’Antoine Marquet : « Abdel a laissé s’embourber dans l’indolence de son quotidien parisien, il décide de renouer avec ses racines syriennes en partant rejoindre la terre de ses parents ».

Alice Zeniter, L’Art de Perdre

Les participants du Café ont tous apprécié, à des degrés divers, la lecture de L’Art de Perdre. Cette unanimité mérite d’être soulignée : « un roman qu’on ne lâche pas ; un livre pédagogique ; un écrit vivant ; un rendu très juste ; une grande variété de ton ; une approche qui choisit d’éclairer les faits et de montrer des vrais gens plutôt que de polémiquer ; un roman qui traite lucidement de questions complexes, la colonisation, l’identité, la double culture, la croyance aux valeurs de l’éducation, les choix religieux, la langue comme facteur d’intégration, les arbitraires politiques, etc. ». D’aucuns expriment cependant leur relative déception quant à la teneur de la dernière partie, « peu crédible, un peu superficielle… ».

Les éléments biographiques dont nous disposons à propos d’Alice Zeniter, jeune auteure brillante, souvent primée, scénariste, dramaturge, soulignent, si besoin est, combien Naïma, la narratrice du roman en est proche. Si Alice Zeniter s’est inspirée de l’histoire de sa propre famille kabyle, elle a aussi consacré beaucoup de temps à des recherches pour essayer de connaître l’Histoire des «événements de l’Algérie». Au contraire d’un Lionel Duroy ou d’un Emmanuel Carrère, elle n’a pas décidé d’interroger les siens. Elle revendique le choix de la forme romanesque : « j’ai fait le choix de la fiction pour préserver ceux qui n’ont pas eu envie de parler, qui prétendaient ne pas se souvenir… » (Entretien Telerama du 29/11/2017).

Avec L’Art de Perdre, l’Histoire s’interroge dans une histoire de famille comme on peut en trouver des dizaines en France et ailleurs, à savoir celle d’une descendance ordinaire qui a subi (et subit encore) les déchirures sans pouvoir ni les comprendre ni les réparer. Cette saga familiale déconstruit et reconstruit les liens, les partis pris, les divergences, les antagonismes, les bonheurs et les souffrances, pour tracer un itinéraire sur trois générations qui relie l’Algérie à la France, et ce d’hier à aujourd’hui. Peut-être parce qu’« il subsiste de part et d’autre de la Méditerranée des versions contradictoires » (p. 429)…

L’Art de Perdre s’appuie sur une construction plutôt classique qui a su séduire les jeunes lecteurs du Goncourt des Lycéens. En outre, Ils ont probablement été sensibles à la sincérité des propos d’une jeune femme de « troisième génération » qui s’interroge sur ses racines ou son déni des racines. Par exemple lorsqu’elle fait dire à son grand-père Ali qui choisit de rester Français comme malgré lui : « tu délires, je n’ai jamais dit que j’étais pour les français » (p 145) ; et à son père Hamid « c’est des conneries ces histoires de racines » (p. 354) ajoutant « l’Algérie ne le concerne pas » (p. 410).

On lit quelques passages pour dire combien on apprécie l’écriture d’Alice Zeniter. User du lexique adéquat, historique, politique, pour éclairer le chemin qui permet de reconstituer les faits et gestes du fellagha, du moudjahid, ou de suivre le destin du harki. Convoquer le registre dialectal, «je suis né l’année des fèves», ou le propos vulgaire, «je ne sers pas les crouilles», pour donner voie à chacun des protagonistes. Recréer la véracité des souvenirs dans la mémoire des sensations, «les lèvres brillantes de graisse se couvrent à présent de sucre, de miel, de miettes dorées et croustillantes». Savoir dire si sobrement les cruautés de tous les bords, exactions, tortures, arbitraires, disparitions et l’indéfectible espérance des engagements «jusqu’au dernier moment, ils continuaient à croire que leurs faibles soubresauts pourraient éloigner la mort». Convoquer la subtile causticité qui griffe d’un trait une vieille snob, ex-femme de peintre, «elle a cette beauté fanée des grosses fleurs qui paraissent au summum de leur déploiement chatoyant quand déjà un simple effleurement suffirait à en détacher tous les pétales». Et déguster une fois encore le poème d’Elizabeth Bishop : «Dans l’art de perdre, il n’est pas dur de passer maître, tant de choses semblent si pleines d’envie d’être perdues que leur perte n’est pas un désastre ».

Enfin, on note combien la question de la colonisation et de l’indépendance de l’Algérie, occultée plus ou moins explicitement depuis plus d’un demi-siècle, semble revenue sur le devant de la scène littéraire. Nous avons évoqué lors de récentes séances Kamel Daoud, avec Zabor, Brigitte Giraud avec Un Loup pour l’Homme, et Kaouther Adimi avec Nos Richesses ; ainsi que les publications autour de Camus, Correspondance avec Maria Casarès, ou encore En Quête de l’Etranger, essai de l’américaine Alice Kaplan qui tisse le fil de Camus à Daoud. Le recul permet sans doute de délier les langues et, comme le dit Alice Zeniter, la fiction romanesque de combler les silences et les non-dits.

Compte-rendu du Café Littéraire du 16 janvier 2018